– Je ferme les yeux, et j’imagine. J’imagine que je vais à la pêche, j’imagine que je suis en train de conduire ma voiture … J’adorais cuisiner, alors je m’imagine en train de faire toutes mes recettes préférées. Et puis j’ouvre les yeux. Et je suis là. Et ce n’est même pas chez moi. »
Mon coeur se fend à mesure que mon grand-père me confie comment il occupe ses journées depuis qu’il a été placé en maison de retraite. Il est en miettes, mon coeur. S’il-vous-plait ? J’ai besoin d’aide ! Quelqu’un pourrait venir m’aider à ramasser et rafistoler les mille morceaux de mon coeur ? Ils sont juste là, étalés par terre.
– Tu t’ennuies Papy ?
– Non je ne m’ennuie pas, je pense. Je n’ai plus que ça tu sais. Je ne vois plus bien, je n’entends plus rien, j’ai du mal à marcher … Alors je pense. Je pense à tout un tas de choses. A ma vie, à vous, je m’inquiète pour vous. T’as du travail ?
Je le rassure. Il en a besoin.
– Oui, trop.
– Il vaut mieux que ce soit dans ce sens là. Tu gagnes combien ?
Je gonfle les chiffres. Il en a besoin.
– Tout va bien, ne t’inquiète pas. Ne t’inquiète plus.
Mais et si finalement, il n’avait plus que ça pour lui, de s’inquiéter. Et si je lui retirais la dernière chose à laquelle il peut se raccrocher.
Quelqu’un frappe à la porte, c’est l’heure du goûter. Les infirmières débarquent avec leur chariot, rempli de jus d’orange et de gâteaux. Pas de pansement en vue pour rafistoler mon coeur.
Parfois, il se trompe, mon papy, quand il me présente aux infirmières.
– C’est ma nièce.
Parfois, il a juste.
– C’est ma petite fille.
Il attrape son jus d’orange et me dit que c’est pas une vie. Il me montre ma grand-mère, assise sur son fauteuil, le regard dans le vide.
– Son coeur bat, mais elle n’est plus là.
Il répète. C’est pas une vie, ça.
On a un rituel avec mon papy. Il me répète toujours les mêmes choses.
– J’étais le plus heureux des hommes tu sais, jusqu’à …
Jusqu’à ce qu’on lui enlève tout. Jusqu’à ce qu’il commence à ne plus nous entendre, jusqu’à ce qu’il commence à ne plus bien nous voir, jusqu’à ce qu’il commence à ne plus pouvoir marcher sans déambulateur. Jusqu’à ce que ma grand-mère ne puisse même plus lui parler. J’aimerais lui dire que ça va aller. Mais il sait. Je sais. On sait.
Alors je fais mine de ne plus me souvenir de tous ces endroits où il a voyagé. Je lui demande de me rappeler tous les pays qu’il a visités. Le voyage, ça panse les plaies. Alors il commence la liste :
– L’Egypte, la Tunisie, l’URSS …
– Non, la Russie Papy.
– Ah oui, la Russie. L’Espagne, le Canada, l’Allemagne, l’Autriche, la France …
Quand la liste est terminée, il conclut :
– Voyage, profite bordel, profite autant que tu peux, profite comme j’ai profité. Même plus.
Et il ajoute :
– Et va voir autre chose que les Canaries, le reste du monde t’attend.
C’est dans ces moments-là que je comprends d’où je tiens mon goût du voyage. Et ô combien je serais malheureuse si on m’enlevait tout ça. J’entends sa douleur.
– Je ne peux plus cuisiner ici, je n’ai plus besoin de m’occuper de ta grand-mère, je ne peux plus faire de sudoku, je ne peux plus conduire … Je ne sers plus à rien.
Je n’entends plus seulement, je comprends. Je me prends de plein fouet toute la violence qu’on leur inflige, aux « anciens », à nos « petits vieux ». On leur enlève ce qu’il y a de plus précieux : un but. On leur arrache tout ce qu’il y a de plus beau. On les parque dans des mouroirs, on leur fait porter la culpabilité d’être des fardeaux. On leur fait bien comprendre qu’ils sont de trop. Qu’ils coûtent cher. Mais on les maintient dans des états innommables. Dans des états de survie. Notre hypocrisie irradie le malheur autour d’elle.
A la douleur, se joint l’impuissance. Je vois mon papy attendre. Il attend que ma grand-mère s’en aille pour la suivre. Il reste à côté d’elle, coûte que coûte. Je ravale mes larmes et déglutis tant bien que mal. J’ouvre ma petite boîte qui contient ses desserts préférés, un Paris-Brest et un éclair au café. Mon petit bout de l’extérieur. J’ai envie qu’il y goûte. Mais ça ne sert plus à rien.
– C’est ma dernière étape.
– Arrête papy, c’est faux.
Il s’énerve.
– Si, je te le dis, c’est ma dernière étape.
La détresse est désormais de la partie. Je n’ai rien à répondre. Je n’ai rien à dire. Les arguments ont déserté. Ils ont fait place aux mille morceaux de mon coeur qui se déchirent à leur tour. Est-ce que ça se vend en gros, les pansements ? Ca en prend de la place, bordel, un coeur en deux, trois, quatre, cinq, six – je n’arrive plus à compter – mille morceaux. Ca prend de la place et ça fait un mal de chien. Ca donne envie de hurler. De crier au monde à quel point il ne tourne pas rond. Mais le monde, il s’en fout. Il te rit au nez, le monde. Il a pas le temps, le monde. Et certainement pas de s’apitoyer. Il a besoin de fric, le monde. Toujours plus de thune. Il est pressé, le monde. Il comprend pas la solitude, le monde. Il en a rien à foutre, le monde. Il tourne toujours plus vite autour de ces drôles de bâtiments où sont parqués tout ceux qui nous dérangent. Où sont entassés tous ces fous, tous ceux dont on ne sait plus quoi faire. Il tourne comme un fou furieux, le monde. Il se marre, le monde. Comme un fou.