– Tu te souviens, Cam, quand on pensait que tout ça n’allait durer que 15 jours ?
C’était le 16 mars. Et quand on y repense, un petit rictus se dessine au coin de nos lèvres.
– Quelle naïveté !
Ça a commencé par des rumeurs. Elles ont couru, les rumeurs. 45 jours de confinement ? L’horreur. Et puis un couvre feu. L’enfer. Finalement, 15 jours, c’est pas si terrible. Et puis y en a sûrement besoin. Qu’est-ce que j’en sais moi, après tout, je ne suis personne pour savoir ce dont tout un pays, toute une planète, ont besoin. On se console, finalement, ça permet à la planète de respirer. La nature reprend ses droits. 15 jours de plus. On se contente de peu, on se rassure avec ce qu’on nous donne. Rien. On nous enlève, tout. On nous arrache le peu de dignité, de liberté qu’il nous restait. 15 jours de plus. On nous enlève notre libre arbitre. Et toujours plus.
Des libertés ? Pourquoi faire ? T’as la liberté de dénoncer tes voisins. T’as la liberté de ne pas respecter les gestes barrière. C’est toute la liberté qu’il te reste. Va applaudir à 20h. Non, faut pas, t’as rien compris, tu te gargarises d’un système en déclin. T’as ton attestation ? Marche, mais pas plus d’un km. Tourne en rond. Ne t’arrêtes pas, jamais. C’est interdit. N’achète pas sur Amazon, ne commande pas en ligne, tu mets les transporteurs en danger. C’est ta faute s’il leur arrive quelque chose. Ah, on n’a jamais vu autant de joggeurs ! Ne sors pas. On te voit. N’achète que ce dont tu as besoin, respecte tes concitoyens. Sois raisonnable. La raison. L’incohérence. On tourne, on tourne, on tourne en rond.
– Tu te souviens, Cam, quand on s’est croisées au magasin bio et qu’on s’est senties coupables ?
– Qu’est-ce qu’on a pu être bêtes !
Coupé·e·s du monde. Sans repères. C’est un détail aujourd’hui. C’était une montagne à ce moment précis. Une montagne de tous petits riens. Coupé·e·s du monde. La montagne est infranchissable. Les petits riens nous regardent avec dédain.
Mets ton masque. Donne les au personnel soignant. Respecte les distances de sécurité ! C’est bon là, on va se détendre un peu. On hésite. On ne sait pas, on ne sait plus. Il y aura un avant, et un après. Quoi ? Tu fais pas la bise toi ? Ah, ah. Check coude.
Le souvenir du vent qui caresse mes joues. La légèreté d’une bise qui claque. L’amour, la douceur d’une étreinte de ceux qu’on aime. L’audace de deux mains qui fendent l’air et se percutent dans un joyeux bordel. Le bordel. C’est le bordel.
Merde, j’ai oublié mon masque.
Je peux te prendre du gel hydro ? Allez sers-toi, c’est ma tournée !
Tout comme le nuage de Tchernobyl s’arrêtait à la frontière, le virus part se coucher à 22h. Bonne nuit !
– Tu te souviens Cam, quand on allait en boîte ?
– Quand on dansait pendant des heures, collé·e·s à des inconnu·e·s … Quelle insouciance, quelle inconscience !
Une quinte de toux, panique à bord. Le danger, c’est l’autre. Ne l’approche pas. Souris avec les yeux. Un éternuement, la salle se tait, les lumières et les regards sont braqués sur toi, incendiaires. Garde tes postillons. Plus de contact. Aucun. Oublie les repas en famille, avec tes amie·s, ne célèbre plus l’amour. A quoi ça sert, de toute façon, l’amour, dans un monde où la peur règne en maître ? Ça servirait peut-être à nous redonner espoir, mais c’est comme notre liberté, on tente de nous l’arracher. L’espoir, il est piétiné. La liberté, elle est souillée.
– Tu crois qu’on se dira « tu te souviens, Cam, quand on pouvait sortir sans masque ? » ? Tu crois qu’on se dira « tu te souviens, Cam, comment c’était avant ? » ? Cam, tu crois qu’on retrouvera un jour notre vie d’avant ?
Un souffle, un murmure … Par-delà la peur, au milieu de ce tourbillon infernal, l’espoir, discrètement, renaît finalement, faut-il se donner la peine de le percevoir. Faut-il encore lui accorder une chance …
– Aucune idée, tout ce que je sais, c’est que je t’aime.